L’équipe du trailer de « Instinct »
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Je suis accompagné dans cette interview de membres importants de l’équipe qui a réalisé le trailer pour faire la promotion du manga “Instinct” d’Inoxtag, Charles Compain et Basile Monnot :
- Julien Cortey, réalisateur et animateur (juliencortey)
- Charline Sanchez storyboardeuse qui a aussi fait de l’animation et de la supervision d’animation (parjuny)
- Cécile De Gantes au chara-design (cecile.degantes.art)
- Adrien Pires au colorboard, aux décors et au compositing (adrienpires_art)
- Maxime Neaud (Boubou) animateur sur la plupart des FX 2D (captainboubou)
Commençons par le réalisateur de ce projet : Julien Cortey. D’où viens-tu et comment en es-tu arrivé à travailler sur ce projet ?
Julien : Au départ, j’ai commencé par de l’animation pour le Japon, une bonne partie de mon début de carrière pour me former. Par la suite, j’ai beaucoup bossé pour des studios français et américains. Principalement l’animation de personnages en 2D. Très récemment j’ai bossé sur Arcane en FX 2D. Mais c’est pendant mon parcours d’animation japonaise que j’ai rencontré un mec qui s’appelle Dorian Coulon, très jeune animateur à l’époque. C’est lui, à l’origine du projet, qui m’a appelé, et je suis arrivé dans l’équipe pour l’aider à superviser le travail. J’ai ramené tous mes potes du milieu pour avoir une expertise professionnelle : Charline et Cécile d’abord, puis Adrien et Maxime qui ont formé dès le début la core team (team principale).
Cuts de Julien sur One Piece #1017 et sur Wakfu Saison 4
Cécile De Gantes, quel a été ton parcours avant d’intégrer l’équipe d’Instinct et ce projet t’a-t-il inspirée personnellement ?
Cécile : Alors, moi ça fait sept ou huit ans que je travaille. De base je connais Julien car on a fait la même école, le jeune homme était une promo en dessous de moi. J’ai commencé ma carrière en tant que CD (chara-designeuse) sur Arcane Saison 1, j’ai fait du jeu vidéo sur Life is Strange notamment et sur d’autres projets plus indés. J’ai aussi fait un petit peu de japanimation, de la 2D, de la 3D… Et là je sors de deux ans comme cheffe CD sur Miraculous Ladybug, encore un style totalement différent. Je suis également, sur mon temps libre – enfin pas vraiment du temps libre – intervenante et prof de CD aux Gobelins. J’adore transmettre la passion aux générations futures et et être un petit sensei qui radote ! Pour finir, il faut savoir que je suis une sale weeb. J’adore la japanimation, donc forcément j’étais extrêmement contente d’avoir un projet très orienté japanim’. J’avais déjà eu l’occasion d’en faire un ou deux dans ma carrière mais pas des masses. Là, c’était trop chouette !
Derniers arts de Cécile (instagram : cecile.degantes.art)
Charline Sanchez, tu as joué un rôle clé dès la pré-production en réalisant le SB (storyboard/board) qui a servi de base pour tout le projet. Peux-tu nous parler de ton parcours ? D’où viens-tu et comment as-tu rejoint cette aventure ?
Charline : Pareil que Cécile, c’est Julien qui nous a tous appelés. Comme projets, avant celui-ci j’alternais beaucoup donc je sais plus ce que je faisais juste avant. Mais en général, je fais beaucoup de trailers de jeux vidéo, des cinématiques, des pubs… Et en fait, pour Julien, on s’est rencontrés sur un projet de japanim’ qui n’est jamais sorti. Donc, quand il m’a recontacté pour bosser sur un truc de japanim’ qui allait vraiment sortir cette fois-ci, ça m’a fait plaisir. En termes d’études c’est un peu spécial. Je suis partie aux US après avoir fait un bac techno en France parce que je n’étais pas convaincue par l’idée de passer par une prépa d’art appliqué. J’ai fait trois ans d’études là-bas, puis après le diplôme j’ai un peu bossé, mais avec le Covid j’ai du revenir en France. Ensuite j’ai été prise en dernière année de bachelor sur Paris et ça m’a permis d’avoir un diplôme ici aussi !
Parlons plus en détail de ton travail sur ce projet : tu as réalisé un SB animé pour le projet alors que c’est pas forcément ce qu’on voit d’habitude dans l’animation japonaise. Est-ce une pratique plus répandue dans l’animation occidentale ?
Charline : Oui maintenant de fou. En fait, les boardeurs commencent à assumer de plus en plus de travail et de plus en plus de boardeurs sont aussi passionnés par l’animation. Donc c’est un mix de passion et d’acquis de faire le choix d’animer ces boards – je ne pense pas que ce soit forcément une bonne chose, mais on ne va pas rentrer dans le débat ici.
As-tu rencontré des difficultés particulières pendant la réalisation de ce SB ?
Charline : Dans le projet de base, on voulait beaucoup d’action et c’est vrai que ce qu’on nous a proposé dans le script et dans la base de ce premier chapitre du manga correspondaient plus à de la mise en place de l’histoire. Donc il n’y avait pas forcément des fights qu’on pouvait border ou animer. C’était un peu le seul problème qu’on a eu pour le board : trouver ce qui pourrait être intéressant à montrer, sans avoir non plus que des shots de « sakuga ».
Storyboard réalisé par Charline pour le trailer d’Instinct
Adrien Pires maintenant, quel est ton parcours et comment as-tu intégré le projet ?
Adrien : Alors, j’ai fait la même école que Cécile et Julien; je suis arrivé à l’école quand Cécile partait, donc on ne s’est jamais croisés là-bas et j’étais trois quatre promos en dessous de Julien. J’ai fait tout mon cursus à l’école Méliès, et ce que je voulais c’était gérer l’image. Donc, j’ai commencé en décor et j’ai fini par faire beaucoup de compo (compositing/photographie), parce que je me suis rendu compte que c’était en fin de chaîne et que si je voulais vraiment être sûr que l’image soit clean, je ne pouvais pas me contenter de juste faire les backgrounds. En sortant de l’école, j’ai beaucoup bossé pour de la pub où on est très souvent pressés comme des citrons. Souvent, t’es livré à toi-même, c’est un peu chaotique; et à côté, je faisais beaucoup de projets à moi pour essayer d’avoir vraiment un bon pipe (pipeline) efficace du début à la fin de la chaîne.
Comment t’es venue l’idée de travailler avec Julien ?
Ça faisait longtemps qu’avec Ju’ (Julien Cortey), on se disait que ce serait cool de faire des trucs ensemble. J’avais aussi rencontré Charline en bossant sur une pub avec Ju’ où on était pressés comme des petits citrons il y a genre deux ans. Au final c’est jamais sorti et on s’était dit : “ça serait quand même cool d’avoir un jour l’occasion de faire un truc bien clean comme on aurait aimé que ça se finisse”. Et au final c’est Dorian, que je ne connaissais pas, qui m’a contacté de la part de Julien pour faire les décors. En parlant tous les trois avec Ju’ et Dorian, on a conclu que je pouvais aussi éventuellement faire le compo et que, comme on ne serait pas nombreux avec un budget aussi tendu, cette façon de faire serait sûrement plus simple en termes de pipe pour arriver à une image finale fidèle à ce qu’ils cherchaient. C’est comme ça que je suis arrivé sur le projet !
As-tu puisé dans des inspirations ou des références particulières en ce qui concerne toute l’ambiance du trailer ?
Adrien : Les main refs (références principales) qu’on recherchait ont un peu évolué pendant le process parce qu’au début, avec Ju’ et Dorian, le postulat c’était en gros “animation japonaise”. Sauf que, dans “animation japonaise”, il y a quand même un gap (écart) entre ce qui se fait dans le long métrage et ce qui se fait dans la plupart des séries. Petit à petit, on s’est rendus compte qu’on pouvait tendre vers un truc qui faisait un peu plus long métrage, notamment grâce aux délais qu’on nous a donnés. Et donc petit à petit, ça a évolué sur du long métrage avec plus de passes d’ombre, un compo plus fini… Tout était vraiment clean. Mais niveau inspiration pure, la plus grosse qu’on a gardée à la fin pour être précis, c’est Garden of Words au niveau des passes d’ombre, des rebonds de lumière, etc
Le rendu final reflète-t-il ton style personnel ou est-ce que tu as dû t’adapter ?
Adrien : Je ne sais pas si je dirais que j’ai un style à moi. Mais en tout cas, c’est comme ça que je pense ce que je considère comme animation japonaise. On retrouve un côté assez réaliste, brut. Après, on voulait quand même quelque chose d’un peu coloré au niveau du color board et il y a des séquences qu’on a dû un peu improviser. Donc à ce niveau là, je ne saurais pas dire si j’avais nécessairement une ref en tête parce que ça a aussi été très organique dans la façon de faire : des allers retours avec Ju’ et Dorian, voir ce qui plaît à Inès (Inoxtag), ce qui nous plaît aussi à nous, comment trouver quelque chose de cool… Mais au niveau des BG finalement, c’est un peu brut parce que l’anim’ japonaise est relativement réaliste dans son approche. Après, je trouve que c’est traité avec un peu plus de “touche” sur certains plans que ça devrait l’être en anim’ japonaise mais ça dépend franchement des plans.
Colorboard réalisé par Adrien pour le trailer d’Instinct
Justement, concernant les BG, vous avez réussi à pas mal limiter leur nombre dans le trailer. Est-ce que c’était une contrainte imposée dès le script au départ ? Comment avez-vous déterminé quels environnements étaient nécessaires ?
Julien : c’est très simple, c’est vraiment financier : moins il y a de BG, moins ça coûte cher et on avait peu d’argent par rapport aux ambitions. Adri (Adrien Pires) a joué intelligent en essayant de faire des trucs au comp : tu vois par exemple la séquence avec Luna et Aki, quand ils se tendent la main, on a décidé de la faire full compo parce qu’il y avait pas vraiment besoin de mettre un BG, ça n’aurait pas raconté beaucoup plus de choses et ça faisait économiser beaucoup de travail à Adri.
Adrien : En fait, une fois qu’on avait trouvé le design de l’espèce de fond un peu dreamy de cette séquence – je te dis dreamy parce que c’est le mot qui est ressorti du pitch – ça a pu être réutilisé pour toute la séquence. Grâce à ça, on a eu un gain de temps et d’argent énorme parce que si on voulait pouvoir se permettre d’avoir des décors aussi poussés, il fallait qu’on en ait d’autres où était plus économes comme celui-ci. C’est un peu le même combat d’ailleurs avec les plans à l’arrêt de bus qui ont été carrément improvisés très vite parce qu’il fallait trouver une solution pour que ce soit à la fois joli, un peu soft, mais qu’on sente quand même un BG qui ait l’air un peu solide. En fin de compte, on s’en sort juste avec un arrêt de bus et beaucoup de FX et l’image passe très bien.
Julien : Il faut aussi rajouter que Charline a vraiment bien réfléchi le board en amont.
Adrien : Oui, de toute manière l’impulsion d’origine sur le quota des plans se fait au moment du board.
Charline : Oui c’est un des premiers trucs que tu m’as dits Adrien : il faut absolument qu’on évite les BG qui bougent, genre les BG en 3D et on s’était volontairement limités sur les dernières scènes pour ne pas trop gâcher de budget sur les plans qui pouvaient être faits tranquillou.
Backgrounds réalisés par Adrien pour le trailer d’Instinct
Maintenant Boubou (Maxime Neaud), parle-nous aussi de ton parcours. Quel a été principalement ton rôle sur ce trailer et quels sont les moments sur lesquels tu es intervenu en tant qu’animateur FX 2D ?
Boubou : Alors, j’ai fait une école d’art : LISAA, j’ai pas trouvé ça top. Et après, en stage puis au travail, j’ai rencontré Stephan Chung qui est un excellent animateur chara et FX 2D, enfin surtout FX 2D depuis longtemps. On s’est bien entendus, c’est devenu mon sensei et il m’a mis sur plein de prods, notamment toutes celles sur lesquelles il n’avait pas le temps de travailler. A partir de là, j’ai fait que du FX 2D et j’ai rencontré Ju’ sur Arcane Saison 2. C’est là qu’il m’a demandé de venir sur le trailer d’Instinct. C’était super cool. Ensuite, là où j’ai passé beaucoup de temps sur le trailer : un peu tout quoi, la plupart des gros FX dans l’ensemble (Julien : 90% des FX). Par exemple l’explosion de la banque, la grosse fumée au début, toute la séquence de fin avec les explosions… Tout ça c’est moi.
FX 2D par Boubou sur le trailer d’Instinct
Julien, est-ce que tu peux nous faire une sorte de résumé chronologique du projet ?
Julien : On commence le 5 Février : on a une première réunion avec toute l’équipe d’Inox et toutes les personnes présentes ici à Webedia pour discuter. Moi, j’avais encore rien vu du projet, je connaissais quasiment rien. Dorian m’avait rapidement briefé mais c’est tout. Donc ils nous expliquent tout ce qui se passe : leur idée de sortir un manga, toute l’ambiance de l’univers du projet, le fait qu’ils visent plutôt un seinen… A partir de là, on commence à se parler plus souvent avec toute l’équipe. Et au début, tout s’est fait à peu près en même temps avec toutes les personnes réunies là. Charline s’est isolée, elle a fait sa tambouille de son côté et a rendu le SB fini en Mars/Avril. Ensuite, on a commencé à faire un test d’anim’ qui a été fait par Charline. Ça a dû prendre environ deux trois semaines avec aussi un BG d’Adri. C’était un premier plan test pour voir comment on s’en sortait visuellement. Après ça, en Mai/Juin, on speedrun le plus de plans possible…
Adrien : Chara et color key aussi en Mars.
Julien : Oui ! ça a été fait au même moment que le board, Cécile et toi vous avez commencé à bosser direct.
Cécile : Il fallait que j’aie fini avant avril, parce que justement, on voulait montrer les planches à Inès avant qu’il parte.
Julien : C’est vrai, c’était ça ! La deadline, c’était le départ pour l’Everest exactement. C’était le point de départ, la validation avant qu’on puisse réellement commencer
Est-ce que ça correspondait à la fin de la préprod ou y a-t-il encore eu des éléments de préprod après ça ?
Adrien : Fin de la préprod mais il y a des éléments qui ont – radicalement – été modifiés par la suite.
Julien : On a changé pas mal de choses après. Mais pour en revenir à la chronologie, il est rentré de l’Everest en Juillet et c’est là qu’on a commencé à avoir une première version avec quelques plans animés, quelques plans rough. Août, Septembre c’est là où on a fait le plus de trucs en anim’. On avait presque fini l’anim’ et les FX (80% à peu près) et on a fini ce qui restait en Octobre-début Novembre.
Donc vous avez fini pile à temps pour la sortie.
Adrien : Pile à temps, c’est le cas de le dire.
Julien : D’ailleurs, à la toute fin on était pas encore satisfaits de certains points et quand je suis rentré du Japon le 4 Novembre, avec Adri on s’est tapés un call et on a changé toute la fin au niveau de la couleur surtout et c’est devenu méga banger.
Adrien : En même pas une journée, on a fait une énorme journée de compo. On a changé la colorimétrie de toute la fin qui n’avait rien à voir à partir du moment où il est dans l’arène, il faut se dire que de base c’était pas bleu, c’était un beige-rouge, comme si c’était en pleine journée. Le gros des effets était déjà fait au compo donc c’était surtout de la colorimétrie à gérer. Après on a aussi changé les plans avec la grosse explosion, ceux où il est à l’arrêt de bus et le premier plan qu’on a assombri à mort à la fin, c’était pas prévu aussi sombre de base.
Changement de colorimétrie sur la séquence finale
Sur un plan plus général, comment se passait la communication au sein de l’équipe ? Est-ce que vous communiquiez beaucoup entre vous et par quels moyens ?
Julien : Avec Inès on a fait quelques aller-retours mais avec l’équipe on se parlait quasiment tous les jours quand il y avait des trucs sur le feu. Il y avait certaines personnes que je connaissais un peu moins et donc avec qui je faisais plus de checks réguliers, mais Adri et Maxime (Boubou) par exemple c’était tous les deux, trois jours. Je savais que ça speedrunait de leur côté donc il n’y avait pas nécessairement besoin de communiquer. Mais quand il y avait besoin de communiquer on se faisait des calls et c’était très fluide.
Boubou : Je peux ajouter aussi que ce qui a été cool en FX 2D et qu’on n’a pas toujours l’occasion de faire, c’était qu’avec Adrien on pouvait discuter en direct pour l’intégration des FX et de la colo des scènes. Et c’était hyper agréable de bosser en direct avec Adrien : moi je devais m’assurer que quelque part ça ressemblait à ce que je m’étais imaginé au début et puis en même temps Adrien faisait sa tambouille pour que ça lui plaise aussi et que ça se cale bien avec le BG qu’il avait prévu. C’était hyper chouette d’avoir ces échanges là en direct régulièrement.
Adrien : C’est vraiment cool, de cette façon là, t’es sûr de ne pas dénaturer le travail de tous les gens qui ont taffé avant, t’es sûr que ça plaise à tout le monde.
Julien : C’est vrai que ça arrive souvent que, dans les prods normales, tu aies quelqu’un qui récupère le plan de quelqu’un d’autre. Il y ajoute son point de vue et des fois ça détruit carrément ce que le mec a fait avant lui. Au final, ça devient plus une entreprise et même sans faire exprès, tu peux te retrouver à dénaturer un peu le travail de chacun. Mais là, c’est vrai qu’on a pu profiter du fait d’être en petit comité, on a vraiment pu laisser libres les gens qui travaillaient. Bon après Boubou c’est particulier, c’est un big boss, je lui disais : “frérot t’as carte blanche” et il nous sortait une petite dinguerie à chaque fois. Mais globalement, cette façon de faire très directe est assez pratique dans les prods.
Adrien : Et puis, il y a même un côté un peu ego trip au comp : t’as l’impression d’être tout puissant, au point que tu peux te dire : “je m’en tape de ce que pensent les autres”. Mais moi je trouve ça bien mieux d’avoir l’avis de la personne qui a fait l’anim’. Elle a des idées que t’as pas forcément et elle sait mieux que toi comment elle imaginait la scène dans sa tête. C’est mieux que de faire ton truc tout seul : tu loupes forcément des trucs. Peut-être que tu rajoutes des éléments auxquels les autres n’auraient pas pensé, mais tu passes à côté d’autres choses. Donc le fait de pouvoir faire ça étroitement ensemble, je pense que c’est pour le mieux.
C’était la première fois que vous travailliez sur un projet de ce genre, en petit comité et avec une approche aussi directe ?
Julien : Souvent les projets trailers ou dans la pub c’est des petits comités et tout le monde se parle beaucoup. Après le comp est toujours isolé en général.
Boubou : En général en tant qu’animateur, t’as terminé ton travail et tu découvres le comp seulement quand ça sort.
Par rapport aux attentes de la team Inox, avez-vous eu beaucoup de corrections à apporter pour répondre à leurs demandes ? Comment est-ce que vous avez fait au final pour réussir à vous aligner avec eux sur ce plan-là ?
Adrien : Je vais te sortir la phrase qu’on a sortie à Inox pendant un call. A un moment donné Inès nous faisait un retour et je lui ai dit : “ce que tu vois et que tu trouves cheum, t’inquiète, on le voit aussi et on le trouve cheum aussi”. Genre on ne comptait pas lui rendre quelque chose que nous même, on ne trouve pas correct à l’oeil. Donc en vrai les attentes étaient assez égales pour moi, parce que nous aussi, on considérait que le but était de faire le truc le plus clean possible. Donc, à partir de ce postulat, on est en général d’accord avec lui pendant les réunions sur toutes les “erreurs” qu’il a pu voir. Le seul point de divergence c’était les versions wip (work in progress). Nous on sait comment une version wip évolue en produit fini. Mais c’est vrai que les gens qui ne sont pas directement dans le métier ont du mal à concevoir un wip.
Julien : Par exemple, avec Dorian, on a montré à Inès la version rough (brouillon), et c’est genre vraiment pas beau. Mais c’est pas fait pour être beau, c’est vraiment fait pour être rapide et pour valider certaines intentions d’animation. Et en général tu fais valider ça par ton supérieur qui le fait valider par le réal, etc. ça permet de gagner du temps sur les retours et les retakes d’animation. Donc on a dit à Inox qu’on allait lui faire valider la première étape d’animation pour pouvoir continuer sereinement. On voulait éviter qu’il y ait des retakes. Donc on lui montre la première étape animation, et sa réponse ça a été qu’il voulait voir quand l’animation était clean. On a donc dû voir les choses autrement et accepter certaines retakes post clean, ce qui normalement n’arrive pas dans une prod plus fluide. Ce genre de choses peut être un peu problématique, mais ça n’a pas été trop grave au final. Sinon overall on se comprenait vachement bien, Inox était pas du tout relou : dès qu’on lui montrait un truc qui était stylé, il achetait direct et était content du résultat. Mais le mot d’ordre c’était : il faut que ça soit stylé. Et je pense qu’on a pu faire au mieux par rapport à ce qu’on avait comme arme.
Cécile : Aussi, on adapte un matériau de base qui est un manga. Le graphisme n’est pas le même entre un manga et un anime : techniquement, on n’a pas le même niveau de détail, et puis, il y a la question de la couleur, ça a été un sujet parce que Charles, par exemple, n’avait jamais vraiment envisagé ses personnages en couleur. Donc il a fallu définir les couleurs des personnages à ce moment-là.
Julien : C’est vrai que ça a été une question importante au moment où on travaillait les personnages avec Cécile. On a eu un brief avec Charles et toute l’équipe, et Cécile lui demandait : “là tu imagines comment le pantalon ?”, il répond “bah noir je pense”. “Et comment t’imagines la veste ?” “Bah noire je pense”. Forcément lui il dessine en noir et blanc donc c’est totalement logique. Il y a eu un gros process de Cécile pour qu’elle trouve des cohérences de couleur avec Adri aussi. Ils ont dû beaucoup inventer. Mais c’est vrai que dans l’ensemble, c’est un gros sujet l’adaptation d’un manga.
Cécile : Surtout qu’en plus, quand on a une identité colorée un peu forte et qu’on structure les personnages par la couleur, on peut vraiment changer énormément la vibe d’un personnage. J’aime bien travailler de cette façon là mais c’est vrai que très rapidement Charles aurait pu cesser de reconnaître ses personnages si on partait dans quelque chose de trop intense. Donc c’est aussi ça la mission des graphistes qui travaillent sur une œuvre avec déjà un matériau de base: il faut faire un véritable travail d’adaptation, garder la même sensibilité tout en apportant une nouvelle dimension par l’animation. Notamment il faut réduire le niveau de détails : par exemple on ne peut techniquement pas avoir le même nombre de mèches de cheveux que dans le manga. Donc ça a été un des gros enjeux de la préprod, l’adaptation autant sur l’aspect artistique que technique.
Designs de Cécile pour le trailer d’Instinct
Y a-t-il eu des retakes que vous auriez préféré éviter ou que vous n’auriez pas souhaité devoir refaire ?
Julien : En vrai non. Ce qui était bien, c’est qu’il voulait améliorer à chaque fois. Après c’était surtout : est-ce que nous on peut se permettre de faire la modification ? Parce qu’au final on a dû dépasser le budget initial.
Charline : Personnellement, il y a un plan que j’ai trouvé un peu plus compliqué à refaire : c’est le plan sur lequel on voit Luna de face. On a dû ajuster son design parce qu’ils avaient déjà une certaine idée de ce à quoi Luna ressemblait dans le manga et moi j’avais ma propre patte tout en essayant au mieux de suivre ce qu’avait fait Cécile.
Cécile : Concernant les personnages féminins, chacun a sa sensibilité. Donc c’est vrai que pour le design de Luna, c’était pas ultra simple. On sentait qu’il y avait un peu des inputs dans tous les sens, ça tirait un petit peu selon les goûts de chacun. Mais bon c’est tout à fait normal, c’est les aléas d’une production.
Julien : Déjà de base, ils n’avaient pas accroché à 100% à tes designs. Mais c’est compréhensible parce que c’était très “anime” et ils ont pas l’habitude.
Cécile : C’est pas la première fois que je travaille avec un mangaka et souvent la transition d’un style à l’autre est difficile. Chacun a sa propre sensibilité dans son domaine.
Trouvez-vous que c‘était un projet où vous aviez beaucoup de liberté artistique par rapport à d’habitude, ou au contraire, vous sentiez-vous limités dans vos choix créatifs ?
Julien : On a eu énormément de liberté en fait. Ils nous ont fait confiance à partir du moment où on leur a montré qu’on savait ce qu’on faisait. Au début ils étaient réticents, ils voulaient tout contrôler et puis on leur a juste pondu des classiques. Ils avaient plus trop de doutes. ça se voyait que c’était pas tout à fait clair dans leur tête au tout début, qu’on allait leur sortir des trucs de ce niveau, ils avaient peur. Mais c’est normal en même temps, c’est une prod qui a coûté cher.
Adrien : A mon avis, trop de contraintes ça dénature et ça baisse le niveau artistique final d’un projet. Je sais que, et Cécile pourra confirmer, on a plein de potes en chara design qui subissent ça. Et quand on te pose trop de contraintes dans tous les sens, en fin de compte, tu fais plus le truc pour te faire plaisir, parce que tu kiffes ou que t’as une inspi mais tu le fais parce qu’on te l’a demandé. Donc artistiquement, j’ai l’impression qu’en quelque sorte tu meurs quand t’as trop de contraintes de partout. Là, on avait un cadre global : “anim’ japonaise”, et on savait qu’ils voulaient quelque chose de très bien fait. Mais derrière, on était relativement libres et je pense que s’ils avaient mis trop de contraintes à ce niveau-là, ça aurait été beaucoup plus dur de s’en sortir aussi bien.
Cécile : Mais l’avantage c’est que dès le départ Inès l’avait verbalisé quand on était tous venus à Webedia. Il avait bien compris que si on ne s’amusait pas et qu’on ne le faisait pas aussi pour le plaisir, ça allait moins marcher. Au moins ça avait le mérite d’être clair.
Au départ, le concept du trailer était très différent, avec des éléments comme des dialogues qui ne figurent plus dans la version finale. Quel a été le processus qui vous a conduit à cette évolution ?
Julien : Au tout, tout début, avec le D (Dorian Coulon) et Cha (Charline Sanchez) on a testé des trucs. On trouvait que c’était mieux de raconter une histoire. Donc on a essayé de raconter une histoire avec un scénario. Au fur et à mesure, on s’est plus rapprochés d’un trailer d’action. On a essayé de sauter toutes les voix off parce qu’on n’avait pas trop le temps en une minute. Mais au final, même jusqu’à la fin, on ne savait pas s’il allait y avoir des voix. On a appris ça 3 semaines avant la sortie qu’ils allaient finalement mettre une voix off. Donc en vrai, on n’a pas vraiment eu trop de choix. Nous, on a rendu quelque chose qui nous plaisait, qui marchait sur le board et on les a laissés gérer le son. Donc ils ont juste vu ce qui leur plaisait le plus et on a pas du tout été regardants vu que vu qu’on ne contrôlait pas du tout le truc.
En fin de compte, qu’est ce que vous en tirez personnellement de ce projet ? Et avez-vous l’impression d’avoir gagné en expérience ou d’avoir progressé ?
Boubou : Personnellement, je dirais que c’était hyper cool d’avoir un projet sur lequel je pouvais assez librement balancer tous mes derniers progrès. Justement, comme a dit Julien tout à l’heure, j’avais carte blanche et après des projets très rigides comme Arcane, j’ai pu me faire kiffer. J’ai vraiment essayé de mettre toute la sauce que j’avais pour que ça soit le plus stylé possible. Et ça fait un peu état de constat d’où j’en suis graphiquement aujourd’hui dans dans mon travail. Donc c’était une super expérience. Mais à l’avenir, en ce qui me concerne, il faudrait aussi que je cherche plus de contraintes pour me retrouver confronté à de vrais challenges et réellement progresser.
Adrien : Moi au niveau challenge, j’ai eu ma dose sur celui-là ! Par exemple les plans de fin, ils étaient hyper délicats techniquement à faire et c’est super dur quand t’as pas beaucoup de temps et pas de pipe clairement établi. Traiter des plans comme ça et réussir à avoir un truc qui marche bien graphiquement, le tout avec l’intervention de la 3D, ça a été très dur de tout mélanger correctement. Mais sinon, un peu la même chose que Boubou, c’est un peu l’update, en tout cas sur l’approche de l’image. Je dirais même que c’est peut-être les images les plus abouties que j’ai sorties et ça se rapproche d’un idéal. En tout cas je pense qu’on apprend toujours quand on a accès au travail de tout le monde. ça travaille l’oeil par exemple de regarder les mouvements des FX, il y a plein de moments où tu dis : “Ah ! ça c’est fait comme ça !”. Quand tu passes du temps à finir l’image, tu la vois en boucle, tu les regardes tellement que tu t’en imprègnes et ça te fait progresser même inconsciemment.
Cécile : Je reviens un peu sur ce dont on parlait tout à l’heure. J’y ai repensé et j’ai quand même plutôt l’habitude de travailler pour des grosses boîtes, où on a plus d’interlocuteurs. Donc pour moi, c’était assez intéressant d’avoir une hiérarchie aussi horizontale, ça change la dynamique au niveau des retours et des validations. Pour moi, c’était une nouvelle expérience pro donc, forcément, dès qu’on change de cadre à ce point, on apprend. Et même si j’avais déjà travaillé sur ce style de projet orienté japanim’ j’admets que les planches techniques pour la japanimation, spécifiquement en CD en ce qui me concerne, ça demande beaucoup d’effort. Il faut que tout soit impeccable : les ombres, les contours, les couleurs… C’est un niveau de rigueur et une façon de faire à l’ancienne qu’on n’a pas toujours en production. Donc pour moi, ce niveau de finition là, c’était une première et ça m’a rendue très heureuse de le faire. C’est tout à fait le genre d’environnement dans lequel je me sens heureuse de travailler.
Charline : En termes de progrès, je pense qu’il faut regarder plus du côté anim’ pour moi. Côté board, c’était assez calme jusqu’à ce qu’on se dise qu’il faudrait mettre de l’action quand même pour que ça bouge. Comme j’avais pas animé depuis longtemps sur Toon Boom, ça m’a aussi permis de me recaler le logiciel. En général j’anime que pour moi et je le montre à personne donc ça m’a fait plaisir d’animer pour un vrai projet qui aboutit.
Julien : Au final c’était une année d’apprentissage de fou. Avec Dorian on a dû apprendre à gérer un budget, des équipes, du recrutement. On a dû essayer de capter les postes qu’on maîtrisait le moins et comprendre tous les moindres détails du pipe. Ca a été très stressant mais comme on était entourés de potes, l’expérience était vraiment trop cool. Et puis monter un projet de A à Z, c’est un sentiment de satisfaction qui a peu d’égal je pense. Enfin de mon côté, beaucoup de stress mais à la fin c’est vraiment rewardant de fou quoi !
Dorian Coulon (qui s’est ramené avec un peu de retard) : Encore plus pour moi : au départ j’ai pas fait d’école donc j’ai jamais connu la gestion d’un projet comme celui-là. Je suis parti de zéro et au début j’étais clairement à la ramasse. C’est à la fin, quand j’ai dû prendre la place de Julien pendant qu’il était en vacances, que j’ai vraiment le plus appris. Je me suis retrouvé tout seul avec Adrien et j’ai vraiment dû me bouger le cul quoi. C’était rempli de stress du début à la fin, il y avait des problèmes comme le fait qu’un animateur nous a ghost et qu’on a dû reprendre ses plans à partir d’un MP4 par exemple. Tout ça, ça s’accumule et je me posais tout le temps plein de questions…
Adrien : Pour compléter ce que dit Dorian, c’est vrai que ça a pas été plat comme prod. Il y a eu plein de soucis techniques et plein de contretemps mais je trouve que c’est dans ces moments là aussi que t’apprends le plus. C’est quand il faut improviser, être efficace et rattraper les erreurs que t’es le plus obligé de réfléchir et de trouver les bonnes solutions.
Dorian : Les dernières semaines, le stress faisait que monter h24. Comme j’ai dit à Adrien à un moment : d’un coup tu vois que ça avance plus, le stress commence à prendre le dessus, et pourtant une semaine plus tard tu te retrouves avec des avancements énormes. C’est quelque chose hein ! Rien que la semaine dernière j’étais pas bien parce que je voyais que ça avançait plus au même rythme et une semaine plus tard le projet était fini.
Grand bravo à vous tous et merci beaucoup pour cette interview. Vous avez été parfaits.
Julien : Merci et félicitations à tout le monde !
Dorian : Merci à vous tous, sans vous le projet ne serait jamais sorti.
C’est ainsi que s’achève cette interview avec les membres clés de l’équipe qui a réalisé le trailer du manga Instinct. Nous les remercions pour le temps qu’ils nous ont accordé et pour les précieuses informations qu’ils nous ont apportées. Retrouvez les sur leurs réseaux respectifs et merci d’avoir lu cette interview jusqu’au bout !
Interview et retranscription par Yanis Bouhjoura